Sur des épaules de géants : novembre 2018

La mémoire est au cœur de l’être humain. Elle définit ce qu’il est, lui rappelle d’où il vient et guide ses pas vers un avenir qu’il souhaite et espère meilleur. L’éducation, elle aussi, est étroitement liée à la mémoire, car elle permet aux élèves d’accéder à notre histoire culturelle commune, c’est-à-dire l’histoire de tout ce qui a été créé par le genre humain, au-delà des phénomènes purement naturels. Je pense, par exemple, aux coutumes et aux lois, aux idées philosophiques de chaque ère, aux axiomes mathématiques et aux hypothèses scientifiques, de même qu’à d’autres créations de la civilisation tout au long de l’histoire, qu’il s’agisse des rites funéraires de l’Égypte pharaonique ou des lais médiévaux de Marie de France, de l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant ou de la théorie de la relativité d’Albert Einstein, des tableaux de femmes héroïques d’Artemisia Gentileschi ou des découvertes de Marie Curie en matière de radioactivité.
C’est précisément par l’acquisition de ces connaissances que chaque nouvelle génération peut prendre le relais de la génération antérieure dans la poursuite du progrès de l’humanité. Sinon, nous serions tous condamnés, comme Sisyphe, à un éternel recommencement. En fait, notre capacité à bâtir l’avenir sur les fondements des avancées des femmes et des hommes qui nous ont précédés nous aide à surmonter notre relative insignifiance en tant qu’êtres humains, dans la mesure où elle nous permet de comprendre le monde comme si nous y étions présents depuis la nuit des temps. Comme le disait Bernard de Chartres, philosophe néoplatonicien du XIIe siècle, nous sommes certes des nains, mais des nains « assis sur des épaules de géants ».
 
Les différentes assemblées du Jour du souvenir qui se sont déroulées à TFS à la mi-novembre répondent à cet effort de transmission du savoir et de la mémoire collective d’une génération à la suivante. Ces cérémonies annuelles, qui soulèvent des questions fondamentales auprès des élèves, ont un but académique et éthique, un double objectif de remémoration et de commémoration. Autrement dit, elles visent à nous rappeler les guerres du passé et, en même temps, à rendre hommage à ceux qui ont fait le sacrifice ultime pour défendre leurs concitoyens.
 
L’année 2018 marque le centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, raison pour laquelle nous nous sommes penchés sur ce conflit en particulier. Après en avoir détaillé les causes, nous avons analysé sa dimension planétaire, car les puissances européennes y ont entraîné leurs colonies et fait venir sur le front de bataille des soldats provenant du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de l’Inde ainsi que de l’Afrique occidentale et équatoriale. Ce conflit impliqua aussi d’autres pays tels que les États-Unis, le Brésil, l’Empire ottoman et la Chine.
 
La Première Guerre mondiale fut une guerre totale, par terre, mer et air, une conflagration universelle d’une ampleur inouïe jusqu’alors. Une guerre de tranchées, de cuirassés et de sous-marins, mais aussi de ces premiers avions formant une nouvelle « cavalerie du ciel ». Une guerre si violente et extrême que presque l’entièreté des économies nationales était consacrée à la production d’armes, de munitions et de chars de combat. Hélas, ce fut également une guerre chimique où le gaz moutarde causa des ravages.
 
Les soldats du Corps expéditionnaire canadien, déployés en Europe dès le mois d’octobre 1914, prirent part à leur première bataille à Ypres, en Belgique. Mais c’est grâce à la victoire de la crête de Vimy, dans le Pas-de-Calais, qu’ils ont contribué décisivement à l’enracinement du sentiment national canadien. Ce qu’on appelle « Les cent jours du Canada » fait allusion à la période allant d’août à novembre 1918, ce dernier tronçon des hostilités au cours duquel les Canadiens ont joué un rôle essentiel sur la ligne de front, avant l’entrée en vigueur de l’armistice à onze heures, le onzième jour du onzième mois.
 
À l’époque, les ressortissants de certains pays étaient désignés officiellement comme « ennemis étrangers » et, en tant que tels, ils furent empêchés de rejoindre le Corps canadien. Quelques-uns ont été internés dans des camps de réclusion pour cause de menace à la sécurité nationale, même si leur statut a évolué favorablement à mesure que la guerre avançait. Quant aux Premières Nations, plus de 4 000 de leurs hommes ont endossé l’uniforme canadien pendant la Grande Guerre et l’un des plus célèbres tireurs d’élite était Henry Louis Norwest, un Métis de l’Alberta d’ascendance française et crie.
 
Cette guerre a aussi profondément transformé la vie des femmes. En effet, si les femmes soldats étaient quasiment inexistantes (à des rares exceptions près, comme la Britannique Flora Sandes), de très nombreuses infirmières ont été témoins de la dévastation des champs de bataille. L’une d’elles, Édith Monture, Mohawk originaire de Brantford, remarqua : « C’était une vision terrible : des maisons en ruine, des arbres calcinés, des restes d’obus partout, des villes entières anéanties. » Les femmes restées au Canada assumèrent de nouveaux rôles, elles aussi, et se mirent à travailler dans des usines de munitions, à conduire des tramways et à organiser des actions de solidarité pour venir en aide aux soldats.
 
Le bilan humain de la Première Guerre mondiale fut catastrophique. D’une population totale d’environ huit millions d’habitants, 172 000 Canadiens furent blessés et 61 000 perdirent la vie. Au niveau mondial, on estime que 17 millions de personnes, civiles et militaires, y ont péri, ce qui explique pourquoi cette Europe déchirée par la guerre a parfois été décrite comme un « abattoir international ». Il est vrai que l’armistice du 11 novembre 1918 apporta la paix, mais il convient aussi de souligner que les décennies suivantes ont été sinistres, car elles ont vu la montée du fascisme et du nazisme, l’éclat de la guerre civile espagnole et de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que l’abominable extermination de six millions de Juifs.
 
Lors de l’assemblée du Jour du souvenir à l’école secondaire, les élèves ont pris conscience de ces faits et de bien d’autres encore, au cours d’une cérémonie où des œuvres de compositeurs divers (de Beethoven à Chostakovitch et Schroer) ont été interprétées par notre ensemble à cordes et à vent. Un joueur de cornemuse, caporal-chef du 48
th Highlanders, a été invité spécialement pour cette occasion. La lecture de plusieurs poèmes d’auteurs canadiens tels que John McCrae, Bernard Trotter ou William Campbell, et de textes en prose écrits par des soldats européens qui combattirent lors de la Première Guerre mondiale, a aidé l’auditoire à mieux comprendre l’esprit et les enjeux de l’époque. Plus important encore, la partie commémorative de l’assemblée a inclus l’Acte du souvenir, le dépôt d’une gerbe et la Dernière sonnerie, suivie d’une minute de silence. Par la Promesse de se souvenir, nous nous sommes tous engagés à ne jamais oublier ceux qui se sont sacrifiés afin que nous puissions vivre en paix et en toute liberté.
 
L’assemblée de l’école élémentaire s’est penchée sur la bataille des Flandres, les répercussions de l’armistice et l’importance d’honorer les anciens combattants. Après avoir interprété un chant allégorique évoquant le vol d’une colombe vers un pays d’espoir, les élèves ont participé à une cérémonie centrée sur le coquelicot comme symbole du souvenir éternel. Les petits citoyens de La p’tite école ont également réfléchi à la signification du coquelicot, à des valeurs telles que le respect ou le discernement, et aux raisons pour lesquelles nous avons un hymne national.
 
Les collégiens de 5ème du Campus Ouest ont, pour leur part, conçu une présentation dédiée au Canada en temps de guerre. Ils ont lu un texte relatant l’expérience vécue par un soldat et récité quelques poèmes, dont un de leur composition. Après la Dernière sonnerie et une minute de silence, tous les participants ont été invités à prendre part à une initiative appelée « Des cartes postales pour la paix ».
 
La Première Guerre mondiale n’a pas été, contrairement à ce que beaucoup pensaient à l’époque, « la Der des Ders ». Comme l’avaient annoncé les mots prémonitoires du poète anglais Wilfren Owen, il est devenu évident que bientôt viendraient « de meilleurs hommes et de plus grandes guerres ». Un siècle après, ce conflit occupe toujours une place prépondérante dans notre mémoire collective et je tiens ici à rendre un dernier et émouvant hommage à George Price, un conscrit de la Nouvelle-Écosse qui est tombé au combat à l’âge prématuré de 25 ans, deux minutes à peine avant l’armistice. La ville belge où il est mort à 10h58 précises, le 11 novembre 1918, a su l’honorer de bien des manières au fil des années.
 
En tant que civilisation, nous sommes assis (j’y insiste) sur les épaules de géants de la culture tels que Marie de France, Marie Curie, Gentileschi, Kant ou Einstein. Mais, en ce centenaire de la Première Guerre mondiale, je voudrais que nous nous rappelions que nous sommes aussi assis (voire debout) sur les épaules de géants de la dignité humaine comme George Price. À mon avis, il est fondamental de se remémorer et de commémorer de braves gens semblables à lui. Intimement, tout au fond de notre âme, sans relâche. En ce faisant, nous comprendrons finalement que la mémoire est bel et bien le noyau de notre humanité.
 
Alors que je quittais l’assemblée de l’école secondaire, précédé par le joueur de cornemuse, je perçus une profonde sérénité dans les yeux des élèves. Par ce moment de silence respectueux et d’introspection, ils semblaient vouloir m’assurer qu’ils étaient prêts à reprendre le flambeau de la dignité humaine et à le passer, le moment venu, à la génération suivante. C’était peut-être leur façon singulière de proclamer aux quatre vents : « Certains oublieront mais nous, nous nous souviendrons. »
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