L’inéluctable devoir de mémoire : novembre 2020

Les épidémies ont toujours bousculé l’homme dans ses certitudes, lui rappelant la nécessité de réfléchir sur « l’humaine condition », pour citer Montaigne, d’être humble face aux affres de la nature, de réexaminer la manière dont il agit sur terre. Dans la littérature grecque antique, ainsi que dans les textes religieux de plusieurs cultures, on trouve des exemples notables de cette éternelle angoisse devant la maladie, parfois interprétée comme un châtiment divin qui viendrait sanctionner une action répréhensible des mortels.

Loin de moi, bien sûr, l’intention de dresser tout parallèle incongru avec notre époque, laquelle est plutôt présidée par un esprit scientifique visant à mettre au point un vaccin efficace contre le coronavirus et à le produire en quantités suffisantes pour l’inoculer à une partie importante de la population. Cela dit, regarder vers le passé peut nous aider à façonner un meilleur avenir pour les générations futures, ainsi qu’à nous sentir moins seuls dans nos tribulations actuelles. En effet, les êtres humains demeurent reliés entre eux à travers les siècles, et même les millénaires, par le fil persistant de l’histoire.

Lorsque l’on s’intéresse aux récits des épidémies du passé, il est fascinant de constater, indépendamment de leur gravité relative, à quel point certains éléments de l’année que nous sommes en train de vivre sont moins extraordinaires que l’on imagine. Daniel Defoe, auteur anglais qui est surtout connu pour le roman Robinson Crusoé, raconte la grande peste de Londres de 1665, qu’il a vécue alors qu’il n’était encore qu’enfant, dans un livre publié sous le titre de A Journal of the Plague Year. Ce témoignage interpelle fortement le lecteur de 2020 tant les initiatives et les sentiments de l’époque sont comparables à ceux de nos jours – songez au confinement, à la prohibition des spectacles publics, à la propagation de la maladie par des personnes asymptomatiques, aux amendes imposées en cas de rassemblement, aux mesures d’hygiène que nous devons tous respecter, à la crainte que certains éprouvent en quittant leur domicile même pour aller s’approvisionner en denrées alimentaires.

Defoe déplore déjà que les couches les plus défavorisées soient les plus durement touchées par l’épidémie et il nous exhorte à mettre de côté nos divergences, à être solidaires et même à reconsidérer nos priorités. La peste devrait selon lui réconcilier nos querelles : « des rapports assez proches avec la mort ou avec certaines maladies menaçant de mort écumeraient l'amertume de nos humeurs, feraient disparaître nos animosités mutuelles et nous feraient voir les choses d'un œil tout différent ». Peut-être inspirée par cet auteur, ou en tout cas dans la même lignée, Renu Mandhane, juge de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, a récemment déclaré que « les mesures de gestion de la pandémie de COVID-19 du Canada doivent s’articuler autour des droits de la personne » et s’est montrée pleine d’espoir aux vues de la réaction citoyenne : « Je ne me rappelle d’aucun autre moment dans ma vie où des familles, des voisins, des communautés et des pays ont mis de côté leurs idéologies pour unir leurs efforts contre un ennemi commun ».


En considération des commémorations du 11 novembre, ce mois-ci est particulièrement propice à la réflexion sur le passé dans les quatre annexes de notre école. À l’occasion du 75ème anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale, nous avons consacré l’assemblée du Jour du Souvenir de l’école secondaire à cette année charnière que fut 1945, même si de façon virtuelle, compte tenu de la crise sanitaire. En retraçant l’avancée des forces canadiennes dans les dernières batailles de la campagne d’Allemagne et leur rôle déterminant dans la libération des Pays-Bas, nous avons rendu hommage à la bravoure et à la ténacité de nos soldats. Rappelons-nous qu’ils ont traversé un océan pour lutter en faveur de gens qu’ils ne connaissaient point, parce que « leurs valeurs de paix, de liberté et de démocratie étaient ancrées dans leur cœur », pour reprendre les mots prononcés par la gouverneure générale du Canada devant la famille royale hollandaise lors de la cérémonie commémorative de la bataille de l’Escaut. Les premiers mois de l’an 1945 furent aussi, faut-il le rappeler, ceux de la libération des camps d’extermination et donc de la prise de conscience des abominations de la Shoah.

Lors de cette assemblée, plusieurs élèves et professeurs ont lu des lettres de soldats canadiens de l’époque, ainsi que des extraits de récits de la barbarie nazie écrits à la première personne par Primo Levi, Jorge Semprun, Ginette Kolinka, Paul Celan et Marguerite Duras. Si Tiger L. a joué la sonate n
o 32 de Beethoven au début, l’écoute de « El Male Rahamim » dans la version du musicien Jordi Savall a renforcé la solennité du souvenir de la libération des camps, ajoutant à la force des images le souffle émotionnel de la partition sonore. L’allocution du général de Gaulle radiodiffusée le 8 mai 1945, de nombreuses photos du moment historique et des tableaux de Joan Miró, Alex Colville et David Olère ont en outre complété cette première moitié de l’assemblée.

En ouverture de la seconde partie, l’honorable Caroline Mulroney, ministre des affaires francophones de l’Ontario, et son Excellence Kareen Rispal, ambassadrice de France au Canada, ont eu la délicatesse d’adresser un message officiel en vidéo aux élèves et au personnel de l’école. S’agissant de la commémoration proprement dite, nous avons choisi cette année la figure de Henry George Johnston pour incarner les soldats qui se sont battus en défense de nos libertés collectives. Né en Alberta, puis formé en Ontario, ce cavalier participa au débarquement de Normandie et fut tué au combat lors de la campagne de libération des Pays-Bas en janvier 1945. Il n’avait que 29 ans. Enterré en tant que soldat inconnu, son corps a été identifié très récemment grâce à un programme du Ministère de la Défense nationale du Canada et une cérémonie spéciale sera tenue pour adouber son tombeau. A la suite de la lecture du poème « Au champ d’honneur » de John McCrae, de la récitation de l’Acte du Souvenir et du dépôt de la couronne, Talina P. a joué la dernière sonnerie et, après une minute de silence, le réveil. Notre Première citoyenne, Maggie W., a alors prononcé la Promesse de se souvenir, au nom des élèves et des nouvelles générations, ce qui a clos l’assemblée.

Effectivement, c’est en réfléchissant sur le passé que les jeunes peuvent se placer dans l’esprit des hommes et des femmes qui ont souffert la maladie, l’ignominie ou l’injustice dans leur chair. Plus généralement, l’acquisition d’un profond sens historique est le point de départ indispensable qui les aide à structurer leur compréhension du monde actuel et à mieux se projeter dans l’avenir. C’est pourquoi cette dimension temporelle des apprentissages, ce voyage anthropologique dans l’histoire de nos ancêtres, est au centre de l’humanisme universaliste qui caractérise le parcours éducatif de notre école.

Selon un proverbe ukrainien, « qui remue le passé perd un œil ; qui l’oublie perd les deux ». Si le regard en arrière peut parfois être douloureux, il est quand même nécessaire.
 
Voilà notre inéluctable devoir de mémoire.

Dr Josep González
Chef d’établissement
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