Notre rose de Jéricho : février 2017

Rose de Jéricho... Quel nom évocateur pour ce que je pensais être une belle fleur ! Pendant des années, elle m’a obsédé, alors même que je n'en n'avais jamais vu. Adolescent, j’avais découvert son existence à la lecture d’un roman dans lequel une rose de Jéricho s’épanouissait mystérieusement à l’instant où l’héroïne commençait à accoucher. Cette association avec le cycle de la vie m’a donné envie de posséder une telle fleur, et je l’ai cherchée en vain pendant plus de vingt ans. Jusqu’au jour où, alors que je musais dans un marché médiéval près de Barcelone, ma ville natale, un doux filet de voix qui semblait sortir du fond des âges m’a chuchoté de derrière un étalage hétéroclite : « Une rose de Jéricho, Monsieur ? »

Cette plante du désert, qui n’est ni une rose, ni nécessairement de Jéricho, ressemble étonnamment à un simple enchevêtrement de brindilles mortes. Sans plaisanterie ! Mais au contact de l’eau, elle prend alors, incroyablement, une couleur verte luxuriante, et ses feuilles se déplient majestueusement avant qu’elle ne disperse ses graines au gré du vent. Oui, elle ressuscite pour se perpétuer. Cela dit, je peux vous assurer que si vous la voyiez en latence au marché Saint-Laurent ou à la briqueterie Evergreen, vous ne donneriez pas un sou pour cette prétendue rose. Comment pourrait-on imaginer que ces tiges sèches recèlent le don de la vie éternelle?
 
Un don tout aussi précieux se cache, à mon sens, dans la notion de discernement, une compétence modeste en apparence, et pourtant fondamentale. À première vue, le discernement est la valeur la moins attirante parmi les quatre identifiées dans notre projet d’établissement. L’intégrité, avec sa jauge morale, est une qualité chère aux éducateurs, et les concepts de respect et d’engagement mobilisent tout citoyen responsable. Le discernement, en revanche, est souvent mal compris et, en comparaison, fait piètre figure, comme les petits rameaux recroquevillés de la rose de Jéricho, morne et épineuse. Alors qu’en réalité, il est le contrefort de notre système de valeurs.

Le discernement pourrait être défini comme la faculté de juger avec bon sens et clarté, et La Bruyère en avait fait l’éloge au XVIIe siècle en le comparant aux diamants et aux perles, tant il est rare. Plus récemment, le pape François a aussi souligné son importance, étant donné que « tout n’est pas noir ou blanc … les nuances de gris prévalent dans la vie ». De fait, cette valeur est intimement liée au degré de sophistication intellectuelle, car nous avons besoin de raison et de logique pour être capables d’interpréter la réalité dans toute sa complexité. Plus notre vocabulaire est riche, plus notre compréhension du monde devient nuancée. À l’inverse, le discours démagogue, qu’il soit politique ou religieux, s’appuie souvent sur des poncifs éculés. Le raisonnement et la réflexion subtile sont aussi bien évidemment à la base des sciences, des mathématiques et de toute discipline du domaine des humanités qui requiert une argumentation verbale solide.

Le discernement, outre son fondement rationnel, revêt une dimension émotionnelle, éthique et même sociale. Lorsqu’un adolescent décide de se lier d’amitié avec une personne en particulier, il exerce cette compétence au moment où il évalue, plus ou moins consciemment, les conséquences de ce choix. Si un enfant trouve un portefeuille dans les couloirs de l’école primaire et l’apporte à la réception, il a estimé que c’était la meilleure façon d’agir pour que cet objet puisse être récupéré au plus vite par son propriétaire légitime. Le fait de voler l’argent ne serait pas moral. Un dernier exemple : un adulte, pour exercer son droit de vote, se doit d’analyser en profondeur différents programmes politiques. Cette réflexion lui permettra de prendre une décision éclairée mettant à l’épreuve son discernement en tant que citoyen, puisque, selon Rousseau, on doit placer le bien commun au-dessus des intérêts personnels.

Parents et enseignants doivent insister sur le discernement, que j’ose appeler une vertu. Lors d’une assemblée à La p’tite école ce trimestre, les bambins ont visionné un court métrage et examiné plusieurs tableaux (dont L’autobus de Frida Kahlo), ce qui leur a permis de découvrir le concept de discernement en tant que capacité à faire de bons choix, en analysant avant de juger et en réfléchissant avant d’agir. Lorsque les élèves des 6e et 7e années du Campus Ouest ont regardé une vidéo sur l’impact du changement climatique à Madagascar, ils ont été confrontés au fait que l’humanité tout entière doit faire preuve d’un plus grand discernement si elle souhaite préserver la planète. De même, des jeunes de 5e année de l’école primaire ont présenté un diaporama dans lequel ils prônaient la solidarité et un meilleur esprit d’équipe parmi leurs camarades. Ils sont allés jusqu’à suggérer d’éviter les habituelles chamailleries mesquines de l’hiver en demandant à tous les élèves d’unir leurs forces pour construire ensemble un gigantesque château de neige.

Le cours de Théorie de la connaissance dispensé au niveau du baccalauréat vise exactement à stimuler la capacité des élèves à développer une argumentation convaincante. Pour le chapitre sur l’éthique, les lycéens devaient choisir en petits groupes une des trois questions à débattre, à savoir : Le Collège électoral américain aurait-il dû confirmer les résultats officiels de l’élection présidentielle de 2016, ou par contre respecter le vote populaire ? Dans quelle mesure le recours aux drones pour effectuer des frappes aériennes est-il éthique en temps de guerre ? La cafétéria de TFS ne devrait-elle offrir que des repas végétaliens ? Les élèves devaient rechercher les arguments et les contrarguments de leur question, indépendamment de leur point de vue personnel, sans savoir jusqu’à la date du débat quelle position ils auraient à défendre. Voilà une méthode bien efficace pour permettre à nos jeunes de développer ce muscle métaphorique de l’âme, leur discernement. C’est un muscle qui n’a pas encore été disséqué par les biologistes, mais que nos élèves devront utiliser pour chaque décision rationnelle, émotionnelle ou éthique qu’ils prendront dans la vie, que ce soit pour choisir leur programme universitaire ou pour fonder leur propre famille.

Le mot « discernement » est quelque peu alambiqué et certainement dénué de poésie. Je reconnais que ce terme tend même à rester coincé au fond de la gorge quand on essaie de le prononcer. Mais, sans lui, l’intégrité morale semble orpheline et ni le respect des autres ni l’engagement dans la société n’est réellement crédible ou même utile. Cette valeur est comme la rose de Jéricho que j’ai vue pour la première fois sur un marché médiéval, si peu attirante, mais tellement impressionnante.

Puis-je suggérer que vous offriez une de ces roses à vos enfants ? Après tout, en tant que futurs acteurs sur la scène mondiale, ils ont besoin de votre soutien, de vos encouragements et de vos fleurs pour relever les défis auxquels fait face l’humanité. Voici ce que je vous propose : vous leur donnez la rose de Jéricho, et nous leur apportons l’eau. Le don de la vie.

Croyez-moi : le jardinage n’est pas une activité futile. L’éducation, non plus !

Dr Josep L. González
Chef d’établissement
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