Un triangle équilatéral : mars 2018

Le mois dernier, j’ai reçu un courriel qui m’a profondément touché. Son auteur, membre de notre communauté TFS, déplorait la perte de vies innocentes à l’école secondaire Marjory Stoneman Douglas de Parkland, et voulait me rappeler une pièce du compositeur Manuel de Falla (1876–1946), dont la poignante simplicité le réconfortait quelque peu en ce moment tragique.
À vrai dire, la musique arrive parfois à nous aider là où la raison ne peut le faire, car il est impossible de comprendre la logique d’un si flagrant mépris pour la vie humaine comme celui que nous avons vu le jour de la Saint-Valentin en Floride.
 
Comment devrions-nous, parents et enseignants, réagir à un tel événement après le choc du premier moment ? Je suggère que nous essayions d’inculquer aux nouvelles générations le principe selon lequel notre existence a pour ultime but de réaliser notre potentiel en tant qu’êtres humains et de mettre ce potentiel au service du bien commun. Le reste est secondaire.
 
Mais alors, si le reste est secondaire, nous pourrions légitimement nous demander quel rôle l’ambition académique peut jouer dans l’éducation. La réponse est complexe.
 
Je garde en mémoire une photographie particulièrement expressive qui a été prise quelques heures avant la cérémonie de remise des diplômes en juin 2017, alors que nos bacheliers étaient salués par nos petits élèves du Jardin d’éveil. Personnellement, plus que l’assurance des lycéens marchant droit vers un avenir brillant, ce que cet instantané m’évoque chaque fois que je le regarde est la curiosité et la fascination de nos bambins de deux ans qui, probablement pour la première fois de leur vie en dehors du cercle familial, viennent de rencontrer des modèles qu’ils peuvent aspirer à émuler. Il s’agit là d’un moment symbolique quand des enfants, sans en être pleinement conscients, s’engagent sur le chemin de l’exploration et de la découverte, un chemin où l'ambition académique de chacun est la clé de leur épanouissement personnel ainsi que du progrès général de la société.

Lorsqu’initialement nous avons commencé à articuler le concept d’ambition académique à notre école, nous l’avons relié aux études de Carol Dweck sur ce qu’en anglais elle appelle le « growth mindset », un esprit de développement qui nous mène constamment à approfondir nos connaissances et, en même temps, à perfectionner nos compétences. Un des premiers exemples de cet esprit chez les enfants est la façon dont ils apprennent d’abord à se tenir debout, puis à marcher et ensuite à courir. En fait, tout processus d’apprentissage est un phénomène naturel qui est associé à une volonté de dépasser ses propres limites et de continuer à s’améliorer, rendant ainsi possible ce qui jusque-là semblait inatteignable. Pour mieux comprendre ce concept, il faut souligner que l’accent est mis moins sur la destination que sur le cheminement, car l’apprentissage est comme un voyage continu à travers des territoires inconnus, parfois accidentés, où nous devons recourir à l’ingéniosité et à la persévérance pour surmonter les défis qui se présentent ici et là.
 
Outre les recherches de Carol Dweck, au cours des derniers mois nous avons circonscrit ce que signifie pour TFS d’être une école exigeante qui prône l’apprentissage par l’ambition académique. Je tiens ici à mentionner trois éléments essentiels de notre définition de ce concept, dont le premier est la curiosité intellectuelle. En effet, l’apprenant doit être guidé par la soif de savoir, par l’émerveillement et la fascination qu’implique la perspective d’acquérir nouvelles connaissances. Dans ce contexte, je voudrais insister sur l’importance des connaissances elles-mêmes et je vous en donne un exemple. Si une centaine de personnes décidaient de parler de l’origine de notre espèce, et qu’aucune ne connaissait les travaux de Darwin sur l’évolution, la discussion serait chaotique et les arguments absurdes. En revanche, si toutes avaient lu Darwin et d’autres chercheurs pertinents, il en résulterait un débat scientifique qui mènerait au développement collectif du savoir.
 
Les mathématiques, la méthode scientifique, l’histoire culturelle et le questionnement philosophique dérivé du doute cartésien sont tous nécessaires pour repousser les limites de la connaissance humaine. On rapporte que Thomas Hobbes (1588–1679), l’un des premiers penseurs de l’état moderne, ne commença à prêter attention aux mathématiques que dans sa quarantaine ; alors qu’il feuilletait un exemplaire des Éléments d’Euclide trouvé par hasard dans une bibliothèque privée, il estima qu’une des propositions énoncées dans le livre était erronée. Immédiatement, il se mit à lire la démonstration, ce qui le conduisit à une autre démonstration, puis à une autre et une autre encore, jusqu’à ce qu’il fût non seulement convaincu de l’exactitude des théories d’Euclide, mais qu’il se prît d’un véritable engouement pour la logique mathématique. C’est précisément cette curiosité intellectuelle que je perçois chez nos élèves de la maternelle lorsqu’ils apprennent les rudiments du codage informatique en s’amusant avec des robots, et aussi chez nos lycéens lors de leurs réunions au sein du « Cercle des érudits », où ils débattent de sujets tels que la mondialisation en Inde, le projet aéronautique Avro Arrow ou les stratégies publicitaires des multinationales.
 
Le deuxième élément qui caractérise l’ambition académique est la contestation, le droit au désaccord. Afin de bien saisir la complexité du monde, il est nécessaire de développer une pensée critique qui passe par une compréhension approfondie des causes et des conséquences, ce qui quelquefois peut nous conduire à remettre en question le statu quo. Sans la courageuse prise de position de Galilée contre les croyances et les dogmes de son époque, tels que définis par l’Inquisition, nous serions toujours persuadés que le Soleil tourne autour de la Terre. Sans les recherches révolutionnaires d’Einstein, la physique newtonienne serait probablement encore inégalée. Sans l’attitude de défi de Rosa Parks et le boycottage des autobus de Montgomery qui en a découlé, la ségrégation dans les transports en commun aux États-Unis n’aurait peut-être pas été jugée inconstitutionnelle dans les années 1950.
 
Liée à la notion de contestation, la conscience éthique constitue le troisième et dernier élément dont je voudrais parler ici. L’apprentissage ne doit jamais se limiter à l’acquisition de connaissances, car il nous faut également développer le discernement nécessaire pour que chacun d’entre nous, en tant que citoyen, puisse contribuer activement au mieux-être de l’humanité. L’histoire est malheureusement remplie d’exemples de ce qui se passe dans le cas contraire, comme nous l’avons vu au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Rappelons-nous que l’un de ses dirigeants des plus tristement célèbres, et que la décence me refuse de nommer, était un homme fort instruit, le meilleur lycéen de sa promotion, qui a même obtenu un doctorat en littérature romantique. Voilà la preuve irréfutable que, sans conscience éthique, le savoir est tout à fait dangereux et au mieux inutile.
 
Tout bien considéré, on pourrait schématiser l’ambition académique telle que nous la comprenons à TFS par un triangle équilatéral où la curiosité, la contestation et l’éthique seraient exactement à 60 degrés l’une de l’autre. Plus cette figure géométrique ressemble à un triangle scalène ou isocèle, avec leurs côtés et leurs angles inégaux, plus il est difficile de faire des progrès réels et de mettre ces progrès au service du bien commun. Au moment où nos appareils électroniques nous informent des fusillades en Floride ou de la dégradation des droits de la personne dans des pays censément démocratiques de part et d’autre de l’Atlantique ou ailleurs, il faut se rappeler le sens et la finalité de l’Éducation – avec un E majuscule – et plus concrètement, de l’enseignement au sein de notre école.
 
Il serait aussi opportun de nous arrêter quelques instants en chemin pour nous réconforter en écoutant la Berceuse de Falla, interprétée par l’incomparable voix de Teresa Berganza, mezzo-soprano espagnole. Que l’art, tout autant que la science, continue à nous accompagner dans notre vie quotidienne !

Dr Josep L. González
Chef d’établissement

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