Socrate vivant : décembre 2019

« Je m’engage à mettre toutes mes forces et toute ma compétence au service de l’éducation de chacun des élèves qui me sera confié ». Tel est le serment socratique que de nombreux jeunes doivent prêter pour devenir professeurs dans certains pays. À l’instar de la cérémonie de remise des diplômes de l’Université d’Oxford, au cours de laquelle le vice-chancelier adoube les étudiants avec un livre sacré, la prestation du serment souligne la dignité et l’abnégation liées au métier d’enseignant.
Quel est donc le lien entre Socrate et le monde de l’éducation ? Le penseur grec a mis au point une méthode philosophique appelée maïeutique, qui consiste à poser des questions aux interlocuteurs de telle façon qu’ils prennent pleine conscience d’idées jusque-là tout simplement latentes dans leur esprit. En fait, le terme maieutikê signifie originellement « art de faire accoucher », ce qui rappelle que c’est grâce à une interrogation lucide et pertinente des enseignants que les élèves façonnent leur jugement et donnent naissance à leur propre conception du monde.
 
Quand Socrate constatait qu’une conclusion avait été atteinte à partir d’un raisonnement erroné, il posait immédiatement de nouvelles questions pour révéler le caractère fallacieux de l’argumentation présentée. Selon son disciple Platon, il aimait se comparer à un taon, attaché à Athènes par les dieux, qui « ne cesse jamais de vous réveiller, de vous conseiller, de vous morigéner ». Effectivement, Socrate ne tenait jamais rien pour acquis, car il estimait que le questionnement et même la contestation étaient nécessaires au progrès humain.
 
Personnellement, je trouve ces idées non seulement très intéressantes, mais aussi extrêmement novatrices encore aujourd’hui. La précision logique et la richesse intellectuelle acquises par les élèves qui font l’expérience du questionnement socratique sont inestimables pour leur réussite scolaire et, plus généralement, pour la construction collective de la société. Qu’il s’agisse de comprendre pleinement les logarithmes népériens, une liaison chimique ou le concept de banalité du mal développé par Hannah Arendt, cette tradition pédagogique est particulièrement adaptée à une école exigeante comme la nôtre. Un bel exemple tiré de La Vie de Galilée de Bertolt Brecht, que vous connaissez peut-être déjà, est le dialogue que l’astronome du XVII
e siècle entame avec le jeune Andrea pour lui faire comprendre l’héliocentrisme, théorie révolutionnaire à l’époque.
 
Si vous entrez dans une salle de classe à TFS, vous vous rendrez compte de l’utilité de cette méthode. Ce sont les questions des enseignants qui poussent les élèves à approfondir leur compréhension des thèmes choisis pour l’exposition finale du Programme primaire ; qui les incitent, lors d’une session de mentorat, à déterminer en quoi la démagogie constitue une menace pour la démocratie ; qui les inspirent, enfin, à formuler des hypothèses audacieuses pour le mémoire du Diplôme. Cette pratique pédagogique permet aux jeunes de développer leurs connaissances, et aussi des compétences essentielles telles que la logique mathématique, le raisonnement par induction ou l’analyse interdisciplinaire caractéristique de l’approche humaniste.
 
Je vous cite deux exemples concrets. Récemment, nos élèves de maternelle ont participé à une discussion autour d’une œuvre de l’artiste Jean Geoffroy, qui dépeint une institutrice rajustant tendrement le col du manteau d’une petite fille. Celle-ci est entourée d’écoliers de leur âge, mais à la tenue vestimentaire d’un autre siècle. Plutôt que d’expliquer la scène aux enfants, nos enseignants leur ont posé des questions : « Que vous rappelle cette peinture ? Qu’est-ce que les petits sont en train de faire ? Leurs activités ressemblent-elles aux nôtres ? ». Dans ce cas, l’objectif du questionnement socratique était d’aiguiser la perception visuelle des élèves et leur capacité de comparer les mœurs sociales à travers l’histoire, tout en perfectionnant leur expression orale.
 
À l’autre extrémité du parcours scolaire de TFS, j’ai récemment présidé un colloque au cours duquel l’un de nos lycéens a abordé des questions d’une complexité remarquable : « Les mathématiques sont-elles une invention ou une découverte ? Qu’est-ce qu’un nombre ? Si la fonction ultime des mathématiques est de décrire le monde physique en utilisant des nombres qui représentent des quantités d’objets réels, alors quelle est la valeur d’un nombre transcendant comme π ? ». Même si les assistants, moi y compris, ne sommes pas parvenus à des conclusions univoques, le dialogue riche et éclairé de la séance nous a aidés à développer une compréhension profonde et nuancée de ces problèmes fondamentaux de la philosophie des mathématiques.
 
Du point de vue social, l’humanité a constaté, depuis des millénaires, le lien direct qui existe entre le questionnement et la démocratie. Comme l’affirme le didacticien français Michel Tozzi, « pour la première fois dans la Grèce de Périclès, ce n’est plus l’autorité qui s’impose à un groupe, mais l’argument qui fait autorité par et dans l’exercice de la libre parole ». Martha Nussbaum, professeure de droit et d’éthique à l’Université de Chicago, adopte une position similaire : elle estime qu’une personne qui sait étayer une opinion dissidente par un raisonnement solide est en mesure de surmonter la pression des pairs et, dans des circonstances exceptionnelles, est même capable d’empêcher des atrocités. En effet, si à l’époque du Troisième Reich il y avait eu davantage d’adversaires disposés à agir, comme la famille Hempel ou le groupe d’étudiants « la Rose blanche », le cours de l’histoire aurait pu prendre une tournure bien différente.
 
Il faut reconnaître que Socrate s’est fait beaucoup d’ennemis parmi les notables d’Athènes et que Galilée a également dû payer pour l’audace de prétendre que la science est supérieure au dogme. Cela dit, les siècles postérieurs leur ont heureusement donné raison. Puisque c’est en partie sur cette tradition de questionnement et de dissidence que se fonde la pratique éducative moderne, je vous invite à penser aux enseignants comme des incarnations vivantes de ces savants, qu’ils aient ou non prêté le serment socratique. Leur mission dépasse la simple transmission des contenus et répond, en définitive, à l’idéal de la poursuite du bien commun. Ils tiennent à encourager les jeunes à penser par eux-mêmes et à contribuer à bâtir l’avenir par le consensus démocratique, en s’appuyant sur un dialogue rationnel d’idées plutôt que sur un débat émotionnel d’opinions sans fondement, car ces dernières nourrissent le discours populiste, si fréquent de nos jours et si dangereux.
 
Vous l’avez bien compris : il s’agit de raisonner, pas forcément d’avoir raison.


Bien cordialement,

Dr Josep González
Chef d’établissement
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