L’étude de Chopin : mai 2017

« Après avoir joué du Chopin, je me sens comme si j’avais expié des fautes que je n’ai pas commises et pleuré lors de tragédies que je n’ai pas vécues ». Subjugué par ces mots d’Oscar Wilde publiés sur la pochette de l’édition Deutsche Grammophon 2016 des œuvres complètes du grand compositeur polonais, je les ai lus, relus et médités longuement, m’acharnant sur chacun d’entr’eux, dans l’espoir d’en déchiffrer leur réelle signification. Je cherchais de possibles parallèles entre ces deux artistes, mais cela ne m’aidait pas à saisir le sens véritable de cette troublante citation de Wilde. Jusqu’à la clôture d’une conférence sur la citoyenneté et le plurilinguisme que je donnais à l’occasion d’un colloque à Montréal, où cette phrase m’est tout à coup devenue limpide.

Au début de mon discours, j’examinais le concept de citoyenneté, TFS étant le leader incontestable dans ce domaine. Après avoir analysé différentes sources, je tirais la conclusion que le développement du caractère ne peut représenter une fin en soi car il se concentre sur l’individu, alors que la condition essentielle pour réaliser pleinement notre potentiel d’êtres humains exige que nous nous appliquions à exercer une influence positive autour de nous et sur la société dans son ensemble. J’expliquais ensuite qu’en qualité d’éducateurs nous ne pouvions donc nous limiter au développement du caractère de nos élèves ; il nous faut plutôt les aider à devenir des citoyens responsables et désireux de contribuer au progrès de l’humanité.
 
Le philosophe suisse Jean-Jacques Rousseau a écrit abondamment à ce sujet et s’est avéré prophétique lorsqu’il a dit que les hommes sont « parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être. » Ne s’agit-il pas là du postulat à la base de ce qu’énoncent aujourd’hui les associations de protection de l’environnement lorsqu’elles répètent que la vie disparaîtra de notre planète, à moins que nous ne devenions des citoyens du monde et placions dès lors le bien commun au-dessus des intérêts individuels et nationaux ? La sensibilisation à cet enjeu est cruciale pour notre avenir et c’est pourquoi nous avons récemment organisé la Semaine de la Terre à notre école, comme chaque année.

Mon discours se poursuivait en considérant la nature et l’importance du langage. Si l’utilisation d’une langue donnée (y compris notre langue maternelle) a pour but de nous permettre de communiquer des idées de façon efficace, je soutenais qu’il est important de développer une élocution claire, un vocabulaire riche, une expression grammaticale précise et une structure syntaxique complexe, ainsi que la capacité de formuler une gamme variée de fonctions. Par exemple, comment comprendre l’architecture médiévale sans savoir ce qu’est un « arc-boutant » ? Comment faire certaines recherches biologiques sans connaître le mot « épigénétique » ? En effet, chaque nouveau terme évoque un nouveau concept. Telle est la puissance des mots ! De même, comment pourrions-nous argumenter en histoire ou en physique, si nous manquions de conjonctions exprimant la cause, la conséquence, le but, l’hypothèse, l’opposition ou la comparaison ? En substance, la profondeur de notre pensée résulte directement de notre sophistication linguistique. Autrement dit, plus notre langage est développé, plus nos idées gagnent en complexité dans les différents domaines de la connaissance.

Imaginez donc le pouvoir que confère la maîtrise de plusieurs langues plutôt qu’une seule ! Charlemagne a affirmé que « parler une autre langue, c’est posséder une deuxième âme ». Plus récemment, Lanza del Vasto a fait écho à cette notion, en déclarant que « s’adresser à chacun dans sa propre langue, c’est lui rendre visite chez lui au lieu de l’entretenir debout dans la rue. » L’idée fondamentale de ces deux citations est que chaque langue nous donne une perspective différente et unique sur la réalité ; par conséquent, être polyglotte nous aide à construire des ponts entre diverses cultures. En quelque sorte, le clivage entre le Canada anglophone et le Canada francophone, quant à leur interprétation historique de la Bataille des Plaines d’Abraham, est dû à une différence non pas d’idéologie, mais plutôt de langue : les traditions anglaise et française racontent chacune l’histoire d’une manière qui lui est propre. On pourrait également souligner que les langues nous permettent de voyager aisément dans l’espace et le temps, des mondes héroïques de la Mésopotamie antique aux palais de la Renaissance italienne, en passant par les lacs et les forêts des Premières nations cries. En bref, les langues nous permettent de comprendre la richesse et la diversité de l’expérience humaine.

Dans mon exposé, j’associais alors ces deux idées en arguant que la profondeur de la pensée et la multiplicité des perspectives, rendues possibles respectivement par la subtilité linguistique et par le plurilinguisme, sont des attributs essentiels du vrai citoyen du XXIe siècle. J’affirmais que cette approche est bien plus puissante que la rhétorique creuse souvent véhiculée par les médias. La citoyenneté mondiale, ce n’est pas une marque à la mode destinée à rendre les écoles plus attrayantes, mais un concept complexe qui doit imprégner nos relations quotidiennes avec les élèves, pendant les cours et en dehors des salles de classe. Il faut les aider à acquérir une perspective planétaire en leur faisant examiner attentivement, et à différents niveaux, des enjeux comme les migrations ou la distribution des ressources naturelles, et des problèmes tels que le racisme, l’antisémitisme ou la discrimination fondée sur l’identité sexuelle. Il s’agit aussi d’amener nos jeunes à explorer plus profondément ce qu’on pourrait appeler l’âme universelle.

Voilà mon objectif de perfectionnement personnel, voilà le cœur de ma quête en tant qu’être humain. J’ai cherché à mieux comprendre cette âme universelle en lisant le discours de Mirabeau sur les droits de l’homme, prononcé le 17 août 1789, ou les écrits de Boualem Sansal sur son Algérie natale, ou bien encore le portrait du Congo qu’Alain Mabanckou dressait après 23 ans d’absence. C’est ce que j’ai tenté de faire au Koerner Hall en écoutant Philippe Jaroussky, un contre-ténor français, lors de ses interprétations chargées d’émotion des arias italiens de Händel, ce compositeur allemand qui avait passé la majeure partie de sa vie en Angleterre. C’est à quoi s’est attaché Akira Kurosawa dans son film « Ran » quand il a transposé le « Roi Lear » de Shakespeare à la période Sengoku de l’histoire japonaise. C’est ce que nos élèves de l’école secondaire ont aussi essayé de faire lors du spectacle Jacques Brel en mars dernier, à travers les paroles de ce géant de la chanson francophone, évoquant amour et vieillesse, suscitant dans le public un mélange émouvant d’exaltation et de tristesse.

L’âme universelle. Tandis que je prononçais ces mots pour clôturer ma conférence à Montréal, j’ai subitement compris que c’était exactement ce qu’Oscar Wilde devait entrevoir quand il jouait du Chopin. Né cinq ans après la mort de ce dernier, Wilde lui ressemblait à bien des égards. Au cours de son incarcération, il avait sans doute réfléchi aux sentiments du pianiste romantique dont la relation avec George Sand avait provoqué la moquerie et la haine de la bonne société, qui accusait les amants d’immoralité. Bien au-delà des parallèles biographiques, l’écrivain irlandais avait appris de Chopin un élément essentiel : nous devenons véritablement universels lorsque nous établissons une communication profonde et sincère avec le monde, lorsque nous acceptons de nous immerger totalement dans ce qui constitue l’expérience humaine commune, où que nous soyons sur la planète.

La citoyenneté mondiale est donc intimement liée à la finesse linguistique, au plurilinguisme, à une perspective planétaire et, en fin de compte, à cet esprit universel dont je parlais. Ce concept n’est pas facile à vendre dans une campagne de marketing, mais il nous serait encore plus difficile de ne pas tenter de le mettre en pratique dans notre école car ce serait impardonnable.

Nous devons tout cela à l’étude de Chopin. 
Nous le devons d’autant plus à nos élèves.

Dr Josep L. González
Chef d’établissement



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